Annick Kiefer, l'auteure de À la frontière, répond à nos questions sur son écriture

1. Pouvez-vous résumer votre livre en quelques phrases ?
À la Frontière est scindé en deux tomes. Malgré eux et Ce qu’elle a fait d’eux retracent l’histoire si particulière de l’Alsace, cette terre de France annexée de fait par l’Allemagne en 1940, terrible piqûre de rappel de ce qu’elle avait déjà connu de 1871 à 1918 lorsqu’elle était un Reichsland.
Plus que la grande Histoire qui sert de toile de fond, c’est la vie des gens simples qui est ici abordée, au travers des habitants d’un petit village du sud de l’Alsace. On y voit la façon dont chacun se confronte à un évènement aussi tragique que l’instauration d’un pouvoir omnipotent, omniprésent jusque dans les plus infimes strates de la société qui concernent leur quotidien.

2. Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre ?
L’histoire de l’Alsace-Lorraine reste assez méconnue, même par ses habitants. Je n’ai pas souvenir qu’elle m’ait été enseignée à l’école. J’ai éprouvé le besoin de l’étudier pour mieux comprendre les raisons pour lesquelles elle demeure encore aujourd’hui en marge de l’histoire nationale, comme si la France refusait de regarder son flanc est et l’Alsace de pardonner à la France.
Je ne suis pas historienne, je parle là de mon ressenti, l’impression d’une sourde rancœur qu’on maintient de part et d’autre sous le boisseau sans jamais l’aborder de front.
Ce déchirement entre deux nations, l’obligation de se soumettre à l’autorité implacable des nazis, les plus anciens les ont vécus, sans pouvoir ou vouloir transmettre leur expérience, et lorsqu’ils se laissent aller aux confidences, ils sont submergés par l’émotion.
Cette pudeur, - on peut parler de honte - m’a interrogée. C’est cette parole bloquée que j’ai voulu libérer, et qui se confronte à celle des ragots qui, quelles que soient les circonstances, continuent de se répandre.
Enfin, c’est la question du choix que j’ai désiré traiter. A-t-on jamais le choix ?
Certains conditionnements préparent l’individu à l’acceptation, parfois même de l’inacceptable ; certains choisissent la lutte, la bravoure, d’autres la compromission, d’autres encore font le choix de ne pas en faire, mais quelle que soit leur décision, elle comporte des conséquences tragiques en ces temps guerriers, notamment sur leurs proches, victimes expiatoires.
Quelques hommes font l’histoire : la plupart la subissent. Il n’y a pas de héros, juste des pulsions héroïques, la lâcheté n’est pas un état mais une succession de compromissions.
Et cette question du choix réside, de mon point de vue, au cœur du malentendu entre les régions annexées et le reste du territoire français. J’en veux pour preuve le thème de l’épuration, plus complexe ici qu’ailleurs, puisque le seul fait d’être devenu citoyen du IIIème Reich obligeait à en adopter les règles et le mode de vie, sous peine de risquer sa vie ou celle de ses proches.
Ainsi, à l’instar de Jean-Jacques Goldman dans sa chanson Né en 17 à LeidenStadt, je me pose régulièrement la question : « aurais-je été meilleur ou pire que ces gens, si j’avais été allemand ? », face à cette actualité qui nous remet sans cesse en question, et qui nous suggère que les temps d’hier seront là demain.

3. Comment cherchez-vous l’inspiration pour vos livres ?
La vie des gens ordinaires m’inspire : leur personnalité, ce qu’ils font de leur enfance tantôt traînée comme un boulet, tantôt soufflant dans les voiles pour les pousser en avant. L’enfance est la base nécessaire pour nous permettre de grandir. Elle est aussi la cause de tout, de la réussite des intrépides comme des maladresses des timides. Personne n’est armé de la même manière, ni selon sa naissance, ni en fonction de l’amour ou de la reconnaissance reçus.
M’intéressent les silences, les secrets de famille conservés précieusement en pensant protéger les proches, alors qu’ils rongent, tel un acide, jusqu’aux générations suivantes. Ce sont tous les travers humains qui font de nous aussi bien des victimes que des coupables, parfois en même temps. Ce que l’on fait avec ce que l’on a reçu, voilà de quoi sont nourris mes livres : la vie est une cour d’école où tombe, s’écorche, se relève, le petit homme. Et lorsqu’il n’a pas compris la raison de sa chute, tout recommence.

4. Parlons de vous : depuis combien de temps écrivez-vous ? Comment vous est venue l’envie d’écrire ?
J’ai toujours éprouvé le besoin d’écrire : du journal intime d’une adolescente mal dans sa peau, aux confessions de l’adulte à fleur de peau. Jusqu’à mes quarante ans, j’ai emmagasiné aussi bien les souvenirs que les peines. J’ai écrit sur moi pour tenter de soulager ces dernières, de faire le tri, de nettoyer mon disque dur pour ne pas boguer. Seule l’écriture a permis ce travail de nettoyage, de recyclage, de purification.
Et puis, à quarante ans, j’ai eu le sentiment d’avoir fait le tour de ma petite personne, d’avoir bouclé la boucle : il était temps de clore ce lamentable chapitre ! J’ai pu enfin accéder aux souvenirs, aux émotions joyeuses, et les retranscrire en utilisant l’imaginaire et la fiction. Et découvrir ainsi le plaisir de l’écriture. Jumelle du plaisir, l’envie me vint de partager mon travail, d’oser, de me lancer : j’ai participé à plusieurs concours, dont un concours de roman.
Mon premier roman a fait partie des finalistes du « prix Yan Queffelec » organisé par Nouveaux Auteurs en 2011, ce qui lui a permis d’être publié chez France Loisirs, chez Nouvelles Plumes et Pocket. Étonnamment, on dit de ce livre que c’est un feel good book. Après tant d’années de textes sombres jusqu’à la nausée, c’était pour moi la preuve qu’une nouvelle page s’était tournée.

5. Quels conseils donneriez-vous à un auteur qui rêve d’écrire un livre mais n’a jamais osé se lancer ?
Être sûr de soi sans être présomptueux ; être fier de son travail sans paraître pédant ; être outillé pour affronter aussi bien les critiques que les compliments.
Savoir vendre son ouvrage sans vendre son âme ; garder à l’esprit qu’un livre ne sera jamais un produit ; savoir se remettre en question, apprendre de ses erreurs, mettre son narcissisme dans sa poche et apprendre l’humilité.
Prendre beaucoup de temps pour se relire, corriger, faire lire, clarifier, mettre en forme, mais une fois satisfait, le partager sans plus y revenir : il est une part de vous à un moment donné, il faut savoir le refermer.
Osez si vous avez suffisamment confiance en vous et croyez en votre travail. Si l’envie de le partager est plus forte que la peur, n’hésitez pas à vous ouvrir des portes. Envoyer son manuscrit à différentes maisons d’édition est une façon de franchir le seuil, offre quelque temps d’illusions ou d’espérance. Parfois, l’audace paye et voilà l’auteur distingué.
En cas de refus, il existe l’autoédition, option que j’avais moi-même longtemps dénigrée, mais qui, aujourd’hui est facilement accessible et peu onéreuse.
Le plus difficile n’est pas de publier un livre : grâce à CreateSpace, Kindle, on peut gratuitement réaliser son ouvrage, et ne payer que les exemplaires commandés. Mais figurer sur Amazon ne suffit pas pour toucher au-delà des proches. Par le biais de plate-forme comme Iggybook ou autre, vous rentrez dans le réseau des librairies qui, bien qu’elles n’aient pas l’ouvrage en stock, peuvent le commander à l’unité. Ne vous en coûtera ici que le prix d’une maquette professionnelle et des exemplaires commandés.
L’avantage de l’autoédition est de conserver une entière liberté concernant son ouvrage, d’avoir un contact direct entre lecteurs et auteur. Le principal inconvénient en est la diffusion auprès du grand public, démarche qui nécessite de se faire connaître, de savoir se vendre, ce qui n’est pas donné aux natures introverties et doutant d’elles-mêmes.
J’en reviens à mon premier conseil : se lancer si on estime son travail et qu’on a confiance en soi.
Parce qu’éditer est une leçon d’humilité, que l’on soit soutenu par une maison d’édition ou dans le cadre de l’autoédition. Une fois en librairie, ou mis en ligne, votre livre appartient à d’autres, et leurs remarques, leurs critiques, sont mises en lignes et sont visibles de tous. Et tout le monde n’est pas bienveillant. Attention aux âmes sensibles ! Halte aux illusions !

6. Quels sont vos prochains projets d’écriture ?
À la frontière a été scindé en deux parties pour des questions pratiques. Malgré eux et Ce qu’elle a fait d’eux couvrent une période allant de 1918 à 1950. Il est prévu, depuis l’origine de ma réflexion, une suite contemporaine, à cette histoire. Se posera la question de l’identité, de ces mots qu’on tait d’une génération à l’autre, de ces secrets qui sont à l’image du ver dans un fruit : il grouille dans les chairs, se délecte de nos peurs pour pourrir jusqu’au cœur des proches.

Pour en savoir plus sur Annick Kiefer
Pour découvrir Malgré eux, le premier tome de À la frontière


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